L’opération avait été délicate. Sa seule expérience n’aurait pu être suffisante, sans l’aide de l’agent portuaire de la capitainerie de Cornac, Avel Quéméneur. Le vieux loup de mer, habitué aux mises à l’eau, même des plus grands rafiots, n’avait pas hésité à apporter ses conseils et directives à Maël et au grutier.

« Cette capsule temporelle, si joliment restaurée, mérite bien quelques égards, n’est-ce pas ? » avait-il dit.

Tandis que le grutier soulevait la Vieille Hermine, Maël avait senti une vague d’angoisse l’envahir. Que se passait-il, si les câbles se détendaient et que son voilier s’écrasait contre le sol ? Tout ce temps perdu, cet argent envolé. Et surtout, le seul témoin du passé de sa famille disparaitrait, comme un murmure se mêlant à une bourrasque en pleine mer. Le vieux Avel, sentant ses craintes, lui avait tapoté l’épaule amicalement, de sa main usée par la morsure de l'écume et par les milliers de noeuds marins liés au cours de sa vie.

« Laisses le minot faire, il a un vrai coup de main avec ses choses-là. Elle sera à l’eau dans la demi-heure, sois en sûr.

- Elle ?

- Ton voilier. C'est une femme d'un autre temps la Vieille Hermine, endormie depuis bien des années. On se demandait tous où elle était passé d'ailleurs. Où l'as-tu trouvé ?

- Dans le hangar de mes grands-parents. Je...

- De tes grands-parents ? Impossible. La Vieille Hermine a toujours appartenu aux Kerouac, ils ne l'auraient jamais vendu. »

Maël avait tourné la tête avec un petit sourire, un sourire empli de fierté, de nostalgie et de belles promesses. Le vieux Avel n'avait pas eu besoin d'entendre la réponse, il avait compris. Un sifflement s'échappait d'entre ses dents - où plutôt, ce qu'il en restait - avant de terminer :

« Eh beh, un Kerouac qui reprend la mer. Quand on pense avoir tout vu, la mer arrive toujours à vous surprendre ! »




Maël n’était pas satisfait, pas du tout. Il avait tout passé en revue sans trouver la cause du problème : sa maîtrise du pilotage maritime, les conditions météorologiques, les courants marins du littoral. Non, son voilier ne répondait définitivement pas comme il le souhaitait, et ça l’emplissait d’une colère qu’il n’avait que très peu connu. En effet, si un pilote lambda aurait trouvé sa réaction excessive, un autre plus expérimenté l’aurait senti comme lui : le voilier gîtait de manière trop marquée. Alors que la puissance du vent n’excédait pas 21 nœuds, la Vieille Hermine se penchait facilement jusqu’à 25 degrés, voire plus, ce qui était à la fois dangereux pour Maël, mais aussi pour le voilier. Un voilier non compétitif qui dépasse les 30 degrés est bien plus sujet à un chavirement.

« Un mauvais équilibrage ? J’avais pourtant bien vérifié la répartition du poids, tout semblait normal… »

Le jeune homme, las, abaissa la grand-voile afin de perdre de la vitesse et de remettre le voilier à la verticale, et s’assit à même le passe-avent, les jambes en suspension au-dessus de la mer. Il essaya de se calmer, pour passer en revue tout ce qui pourrait potentiellement causer cette aberration. Il savait que les matériaux utilisés pour la rénovation (certains parleraient même de re-construction à la vue de l’était délabré de la Vieille Hermine avant que Maël ne la récupère) n’étaient pas le problème. Le teck de Myanmar, bois utilisé pour la coque et pont du voilier, était d'excellente facture, ce qui lui avait d’ailleurs coûté une petite fortune. Tous les autres éléments récupérés sur d’autres bateaux ou achetés comme le davier avant, avaient été scrupuleusement sélectionnés selon leurs qualités et robustesse. Il n’y avait aucune raison logique qui expliquait un déséquilibre de son voilier.

Il se passa la main sur le visage, et s’adossa contre le rouf. Ses pensées divaguèrent, alors qu'il voyait ses espoirs de redonner vie à ce voilier se réduire peu à peu. Puis, alors que son esprit voguait sur l'océan de son imaginaire, il frappa le pont de sa main plate et ouvrit son coeur à ce qui devait être son nouveau partenaire.

« Je ne te comprends pas, Vieille Hermine. J'ai passé des heures avec toi, dans ce même hangar où tu as été abandonnée, j'ai fait le maximum pour te redonner tes lettres de noblesses. J'ai investi toutes mes économies durement acquises à ta rénovation. Tu es maintenant flambant neuve, prêtes à sillonner les mers. Et pourtant... Et pourtant, tu joues encore avec mes nerfs. J'ai l'impression d'être revenu au point de départ, d'avoir passé tout ce temps pour rien. Je ne souhaite rien d'autre que la perfection pour toi, mais est-elle seulement atteignable ? »

Il s'arrêta, conscient de la scène délirante qu'il pouvait proposer aux quelques mouettes qui planaient non loin du lui. Secouant la tête, il se releva ensuite en se tenant au bastingage. Le visage face à cet horizon bleu infini, parsemé ci et là de quelques crêtes de vagues commençant à déferler, comme des petits points blancs sur un tableau peint en bleu, il se fit une promesse :

« Je ne vais pas lâcher ma belle, tu le sais. Tu ne souhaites pas coopérer ? Très bien, alors je te dompterai. »